En Boucle :  Nouvelles interactions avec l’effet Larsen (version française)

En Boucle :

Nouvelles interactions avec l’effet Larsen

(version française)

Tom Gurin

2024

 

Abstract

Cette recherche explore l’évolution d’un système permettant une interaction en direct avec un effet Larsen filtré par un matériau solide au cours d’une performance musicale. L’effet Larsen filtré par un espace est souvent utilisé de manière interactive ou non-interactive. Cependant, le filtrage d’un effet Larsen à travers un matériau solide est moins utilisé et est parfois associé à des installations fixes. Cet article vise à remettre en question cette notion, en posant et en abordant la question suivante : comment interagir avec un effet Larsen filtré à travers un matériau solide lors d’une performance sonore ? Pour y répondre, je m’appuie sur des œuvres existantes avant de présenter mes propres expériences et les possibilités de performance qui en résultent.

I. Introduction

En 2022, en tant que compositeur, je lance mon premier projet de sculpture. Cherchant à établir un lien entre le son et l’espace tridimensionnel, je commence à envisager le microphone et, surtout, le haut-parleur comme carrefours de son et d’espace. Mes tentatives suivantes de mêler la musique et la sculpture m’amènent à une question : comment filtrer un effet Larsen à travers un matériau solide ? Le résultat de ce projet est une installation à Paris en juin 2023.

Pour aller plus loin avec cette idée, je viens à une nouvelle question : comment puis-je interagir avec un effet Larsen, filtré à travers un matériau solide, dans une performance sonore ?

Pour répondre à cette question, je commencerai par explorer le contexte musical en retraçant l’historique des œuvres qui ont influencé mes recherches. J’expliquerai brièvement qu’est-ce que l’effet Larsen et comment il fonctionne. Je mettrai l’accent sur les aspects qui influencent mes propres compositions, ce qui nous amènera à deux exemples importants de performances musicales (composées par Agostino Di Scipio et Alvin Lucier) qui illustrent comment appliquer un filtre à l’effet Larsen. Puis, je discuterai quatre pièces qui explorent les manières d’interagir avec un effet Larsen filtré par un espace (composées par Agostino Di Scipio, Alvin Lucier, Cathy van Eck et Scott McLaughlin) avant d’en venir à deux pièces qui montrent comment interagir avec un effet Larsen filtré à travers un matériau solide.

Dans la section suivante, j’expliquerai ma propre position par rapport aux autres compositeurs travaillant avec l’effet Larsen. Je présenterai mes expériences et mes recherches, visant à trouver le bon matériau solide pour filtrer un effet Larsen pendant une performance, et le bon geste pour changer la résonance d’un matériau solide pendant une performance tout en laissant les micros et les haut-parleurs immobile. Finalement, je présenterai le résultat de mes recherches avant d’évaluer les points forts et les points faibles du système que je fabrique.

II. Définitions

1. L’effet Larsen

Un effet Larsen se compose d’au moins trois éléments : le microphone, l’amplificateur et le haut-parleur. Ensemble, ces trois éléments créent une boucle de signal sonore/électrique. En commençant par le microphone, le son est capté et transformé en signal électrique. Le microphone transmet ce signal à l’amplificateur qui augmente (comme son nom l’indique) son amplitude. Ensuite, le signal est transféré au haut-parleur qui (re)traduit, à son tour, le signal électrique en signal sonore. Finalement, le son est diffusé dans l’air (ou dans un autre médium) et capté de nouveau par le microphone. Comme le dit Cathy van Eck, autrice et compositrice Belge/Néerlandaise travaillant avec l’effet Larsen, dans son livre “Between Air and Electricity” (Entre l’air et l’électricité) (2017) : “Si le son est maintenant plus faible que la première fois, il va bientôt disparaître. Par contre, si le son est diffusé à un niveau plus élevé, un effet Larsen est généré.” Sans autre influence, le système entier résonne à la fréquence la moins résistante (van Eck, 2017, pp. 55-56, trad. Gurin).

 

Quelle fréquence est la moins résistante ? La boucle elle-même introduit des inefficacités qui peuvent rendre une fréquence à être plus propice qu’une autre. Par exemple, chaque haut-parleur a sa propre tessiture. Autrement dit, il y a souvent des fréquences qui, même si elles entrent dans le haut-parleur, sont absorbées au lieu d’être diffusées à cause des limitations techniques de l’enceinte — l’aimant, la bobine ou la membrane :

Évidemment, aucune fréquence en dehors de la tessiture du haut-parleur ne peut être la moins résistante. Cependant, en théorie, le principe tympanique propose la possibilité d’une membrane idéale n’ayant aucune résistance et pouvant donc reproduire n’importe quelle fréquence sans préférence. En principe, selon van Eck, “…la membrane devrait disparaître et aucune trace ne devrait être reconnaissable” (van Eck, 2017, p. 67). (En réalité, c’est plus compliqué que cela.) Cela implique, à l’autre extrême, un objet dont la résistance est si forte qu’une seule fréquence est permise : le diapason (van Eck, 2017, p. 60). Bien entendu, presque chaque objet se situe entre ces deux extrêmes en termes de résistance vibrationnelle. (C’est précisément ce principe que David Tudor explore dans ses installations Rainforest (1968-73), où des objets semi-résonants sont utilisés comme membranes des haut-parleurs.)

3. Filtrer un effet Larsen

Maintenant que nous avons compris le fonctionnement d’un effet Larsen, nous pouvons parler de filtres. Filtrer un signal sonore signifie amplifier ou étouffer des fréquences, comme le fait une membrane non-idéale. Les filtres sonores sont utilisés dans la production et la diffusion de divers genres de musique, mais dans le cadre de l’effet Larsen, l’effet du filtrage est exagéré en raison du nombre de fois que le signal y passe. Le filtrage joue donc un rôle très important chez de nombreux compositeurs et artistes sonores travaillant avec l’effet Larsen.

Notamment, Agostino Di Scipio — compositeur et artiste sonore italien travaillant sur l’émergence et le chaos — utilise la résonance d’un grand espace comme filtre sonore dans son projet, Audible EcoSystemics (discuté dans Di Scipio, 2022). La deuxième partie (n°2a), intitulée “Feedback Study” (2003) n’utilise que l’effet Larsen pour générer le son (Di Scipio, 2022). Pendant la pièce, les fréquences que l’espace amplifie et celles qu’il étouffe deviennent claires. En écrivant sur le projet entier, van Eck explique que le but de Di Scipio est de “dévoiler le caractère sonore du système…” (van Eck, 2017, p. 139). Au niveau poïétique, dans “Feedback Study,” Di Scipio laisse l’espace déterminer la musique. Lors d’un entretien avec Christine Anderson, Di Scipio déclare : “Dans le projet Audible EcoSystemics, et également dans les installations sonores, c’est la salle elle-même qui agit comme filtre ou, plutôt, comme un tableau de filtres. (C’est probablement là que mes œuvres se rapprochent de celles d’Alvin Lucier, malgré leurs différences.)” (Anderson & Di Scipio, 2005, p. 21).

Alvin Lucier utilise un principe semblable à celui de Di Scipio — mais de manière plus lente — pour I am Sitting in a Room (1969). Lucier était un compositeur et artiste sonore américain qui a eu une influence considérable sur la musique électroacoustique aux États-Unis. Dans I am Sitting in a Room, en alternant entre deux microphones, Lucier ralentit la boucle de Larsen afin que le public puisse distinguer les variations à chaque passage du son à travers la salle (c’est-à-dire, à travers le filtre). De plus, Lucier donne au système une base de matériau sonore : un court texte, parlé à haute voix, dont voici un extrait traduit en français :

Je suis assis dans une pièce différente de celle où vous vous trouvez actuellement. J’enregistre le son de ma voix et je vais l’écouter dans la pièce, encore et encore, jusqu’à ce que les fréquences de résonance de la pièce se renforcent d’elles-mêmes… Ce que vous entendrez alors, ce sont les fréquences de résonance naturelles de la pièce articulées par la parole… (cité dans Collins, 1990).

Comme Lucier l’explique dans le texte, au cours de la pièce, les fréquences résonantes de la salle sont amplifiées par le système. Après trois quarts d’heure, ce processus de boucle produit une série de vagues de sonorités, totalement dépourvues de paroles compréhensibles, les consonnes et les voyelles ayant été fortement distordues par le filtrage.

Les deux exemples ci-dessus, par Di Scipio et Lucier, illustrent le processus de filtrage d’un effet Larsen à travers un espace. De plus, il est possible d’interagir en temps réel avec ce filtrage lors d’une performance. En effet, Di Scipio affirme qu’il est presque impossible de ne pas y interagir. Selon lui, le simple fait d’avoir un public modifie la résonance de la salle : “La manière dont le public s’installe dans la salle n’est pas sans conséquences sur l’acoustique de celle-ci.” Dans “Background Noise Study” (2003; partie du projet Audible EcoSystemics), “leur présence sonore devient une partie intégrale de [la pièce]…” (Di Scipio, 2011, p. 106).

3. L’interaction avec un effet Larsen filtré

Sans interaction, les compositeurs ne peuvent que laisser le filtre faire la majeure partie du travail. Selon le dictionnaire Larousse, une interaction est une “réaction réciproque de deux phénomènes l’un sur l’autre” (Larousse, n.d.). Dans le contexte de cette recherche, il est important de préciser que pour interagir avec l’effet Larsen, une personne (qu’il s’agisse d’un interprète ou d’un membre du public) doit agir pour que le son réagisse. Par exemple, dans une autre pièce de Di Scipio, Background Noise Study, in the Vocal Tract (2004-05; partie du projet Audible EcoSystemics), il demande à l’interprète de tenir un petit microphone dans la bouche. Di Scipio explique que,

“‘Ne pas bouger,’ ‘ne rien faire,’ ne pas respirer (ou respirer par les cavités nasales, sans laisser entrer d’air dans la bouche) ; garder la bouche et les lèvres dans une position vocalique spécifique pendant un certain temps, puis changer doucement de voyelle de temps en temps – tout cela n’est pas sans sous-produits sonores… La pièce peut être écoutée sous l’angle de la volonté de l’interprète d’affronter les conséquences de ses propres actions (voulues ou non) (Di Scipio, 2011, p. 107).

Cette fois-ci, au lieu de filtrer l’effet Larsen à travers une salle, Di Scipio utilise la cavité orale de l’interprète pour le même effet. Cette stratégie permet non seulement mais oblige également une interaction directe.

Lucier, quant à lui, explore également des façons d’interagir avec l’effet Larsen. Dans sa pièce Bird and Person Dyning (1975), Lucier instruit l’interprète à porter une paire de microphones binauraux dans les oreilles. En tournant la tête, l’interprète modifie les positions et orientations des microphones par rapport aux haut-parleurs, ce qui change en temps réel les fréquences émises. Une base sonore est également fournie par Lucier : un ornement de sapin de Noël qui joue des chants d’oiseaux (Lucier, 2002). Dit-il, “Les relations spatiales entre les microphones binaurales et les haut-parleurs déterminent les lieux géographiques des chants d’oiseaux fantômes” (Lucier, 2002, p. 25).

Deux autres pièces méritent d’être mentionnées ici. L’une d’entre elles est Wings (2008) par Cathy van Eck (van Eck, n.d.). Dans cette œuvre, van Eck commence avec un effet Larsen filtré par une salle. Les interprètes interagissent en déplaçant de grands panneaux autour de la scène, ce qui modifie la résonance spatiale. En comparant Wings à Background Noise Study, in the Vocal Tract, on peut imaginer les panneaux bougeant sur scène comme la langue qui se déplace dans la bouche.

L’autre pièce, intitulée Surfaces of Emergence (2013), est composée par Scott McLaughlin, compositeur, improvisateur, et chercheur irlandais travaillant avec la matérialité sonore, l’interaction, et plus. Plus similaire en termes d’interaction au Bird and Person Dyning de Lucier, Surfaces of Emergence demande à l’interprète d’explorer diverses fréquences en modifiant l’orientation du microphone par rapport au haut-parleur. Cependant, contrairement à Lucier, McLaughlin utilise le microphone d’une guitare électronique. De plus, il n’ajoute aucune base sonore supplémentaire ; il se contente d’utiliser l’effet Larsen pour produire le son. En outre, en dehors des ajustements du microphone, il utilise la guitare elle-même comme filtre en étouffant (au début) manuellement toutes les cordes sauf Mi, ce qui amplifie les harmoniques naturelles de Mi. Selon McLaughlin, “L’effet Larsen apparaît comme la voie de moindre résistance dans une configuration donnée, ce qui ouvre la porte à la composition en tant que manipulation des configurations” (McLaughlin, 2022).

McLaughlin décrit deux genres d’interaction avec l’effet Larsen. “Pour les systèmes utilisant l’effet Larsen,” dit-il, “je travaille avec deux plans que j’appellerai le spatial et l’énergétique.” Pour lui, le plan spatial concerne les changements des résonances d’un espace, tandis que le plan énergétique concerne plutôt le montant d’amplification donné au système. Il précise :

Les modifications d’amplification peuvent également interagir avec la sensibilité du plan spatial si les deux sont en jeu, conduisant à des relations complexes à explorer dans la composition et la performance. Dans les pièces discutées ci-dessous, le plan énergétique est rarement utilisé dans la composition (bien qu’il occupe une place importante dans la configuration initiale et le réglage du système)… (McLaughlin, 2022).

Pour McLaughlin, le plan spatial semble plus jouable, bien que les deux plans soient étroitement liés.

4. L’interaction avec un effet Larsen filtré à travers un matériau solide

Dans toutes ces pièces, le son entre dans le microphone par l’air, et non par des matériaux solides. Bien que des matériaux solides puissent aider à modifier la résonance d’un espace, c’est principalement l’air qui transporte et filtre le son. Van Eck et McLaughlin reconnaissent tous deux qu’il existe une matérialité inhérente à l’effet Larsen. Cependant, McLaughlin compte sur l’air pour transmettre et filtrer ses œuvres. Van Eck, dans Between Air and Electricity, avoue que “c’était tellement dur de trouver des compositions… [utilisant] l’effet Larsen à travers des objets” (van Eck, 2017, p. 3). Répondant à ce manque, elle a écrit une pièce qui filtre un effet Larsen à travers un pupitre à musique (van Eck, n.d.). Par contre, elle ne la discute pas dans Between Air and Electricity, et même écrit que

“Contrairement à l’effet Larsen dans l’air, qui a été largement utilisée par de nombreux artistes et qui a donné lieu à des performances avec des techniques de mouvement étendues et variées pour influencer le son, l’utilisation de l’effet Larsen à travers un matériau solide donne principalement lieu à des installations fixes… La condition physique d’un objet ne peut pas être facilement modifiée” (van Eck, 2017, p. 114).

Bien que je sois d’accord que l’effet Larsen à travers des matériaux solides est peu utilisé, je conteste les notions selon lesquelles il conduit à des installations “fixes,” et que la résonance d’un objet est trop difficile à modifier pendant une performance.

Par exemple, Nodalings (1976) par Nicolas Collins est une performance qui peut éventuellement utiliser un effet Larsen filtré à travers un objet solide. Collins est un compositeur, artiste sonore et auteur américain, connu pour ses œuvres électroniques et pour son livre “Handmade Electronic Music” (La musique électronique fabriquée à la main), parmi d’autres. Il était élève d’Alvin Lucier à Wesley University pendant les années 1970. Pendant Nodalings, l’interprète déplace le micro et l’enceinte soit autour d’un espace, soit sur un objet semi-résonant (dont la résonance se situe entre celle d’une membrane et celle d’un diapason). Pour la version spatiale, un microphone typique est utilisé, tandis que pour la version matérielle, l’interprète utilise un microphone de contact. Pour ceux qui préfèrent l’option matérielle, Collins propose quelques idées pour les filtres : une table, une baignoire, un corps, une pierre, un bateau, etc. Peu importe l’objet choisi, Collins affirme que “les nœuds et les antinœuds des ondes stationnaires de toutes les fréquences de résonance possibles se combinent pour former une ‘topographie’ sonore complexe” (Collins, 1976, p. 1). Cette pièce est un exemple d’une interaction performative avec un effet Larsen filtré par un objet solide. On pourrait faire une comparaison entre cette pièce, dans laquelle l’interprète déplace le microphone et l’enceinte, et Bird and Person Dyning par Lucier (composée à la même université à peu près en parallèle) ou même Surfaces of Emergence par McLaughlin, qui filtrent toutes deux un effet Larsen dans l’air.

En utilisant des objets solides comme filtres, en plus de pouvoir jouer avec les positions et orientations des microphones et des haut-parleurs, on peut également modifier la résonance du système, comme le font Di Scipio dans Background Noise Study, in the Vocal Tract et Cathy van Eck dans Wings en utilisant l’air. Lesley Flanigan, lors de ses performances utilisant l’effet Larsen, modifie en temps réel les résonances des membranes des haut-parleurs. Flanigan est une compositrice et interprète New-Yorkaise. En plus de jouer avec les distances entre les microphones de contact et les haut-parleurs (en les touchant parfois l’un à l’autre), elle transforme de temps en temps une membrane à peu près “idéale” (selon le principe tympanique) en une membrane moins “idéale”, notamment dans Speaker Synth (2007). Pour y parvenir, elle applique une force légère directement sur la membrane, parfois en glissant autour du matériau pour rechercher différentes fréquences (Flanigan, n.d.). Cela nous ramène à l’anatomie d’un effet Larsen et le rôle de la membrane.

Pour résumer les définitions ci-dessus, l’effet Larsen se compose de trois éléments en boucle : le microphone, l’amplificateur et le haut-parleur. Le filtrage d’un effet Larsen désigne les modifications des fréquences amplifiées ou étouffées, un processus exagéré par le passage continu du son. En termes d’interaction avec l’effet Larsen à travers l’air, on peut changer la résonance d’un espace, comme le font Agostino Di Scipio et Cathy van Eck dans leurs œuvres Background Noise Study, in the Vocal Tract et Wings respectivement. De plus, on peut jouer avec le placement du microphone par rapport au haut-parleur, comme c’est le cas dans Bird and Person Dyning de Lucier et Surfaces of Emergence de McLaughlin. Enfin, des possibilités similaires d’interaction existent en filtrant l’effet Larsen à travers un matériau solide, comme le montrent les œuvres de Nicolas Collins et de Lesley Flanigan.

III. Expériences

Dans la partie ci-dessus, nous avons établi les compositeurs et les pièces les plus importantes pour mon travail. Dans le contexte de mes propres recherches, je me base sur leurs idées pour développer un système d’effet Larsen à résonance ajustable pour utilisation dans le cadre d’une performance musicale. Inspiré surtout par les travaux de Nicolas Collins et de Lesley Flanigan, mon objectif est d’explorer l’utilisation d’un matériau solide.

J’intègre dans le système une grande membrane solide et résistante, comme suggéré par Nicolas Collins dans Nodalings, afin de créer une “topographie sonore” (pour utiliser le terme de Collins) complexe. À travers ce matériau, je combine deux boucles de l’effet Larsen (ce qui est aussi suggéré par Collins) pour complexifier davantage les résonances. Cependant, au lieu de déplacer les microphones sur la surface, je rattache chacun au haut-parleur de l’autre boucle, croisant les signaux et donnant une topographie sonore riche. Contrairement aussi à Collins, pendant une performance, l’idée est de maintenir les microphones et les haut-parleurs immobiles tout en pliant la surface pour modifier ainsi les résonances de l’ensemble du système et, de cette manière, pour interagir avec l’effet Larsen

Cette approche permet d’explorer les possibilités d’interaction dynamique et physique avec l’effet Larsen, en utilisant un matériau solide pour influencer et moduler les caractéristiques acoustiques du système :

Je suis parvenu à ce schéma approximatif après avoir réalisé des projets antérieurs, dans lesquels j’ai exploré l’idée d’une sculpture sonore basée sur l’effet Larsen. Pour faire suite à ces expériences précédentes, je m’efforce de rendre le système plus sensible et donc plus musical à travers un processus de recherche artistique structuré autour du choix du matériau filtrant, et du geste interactif.

Quel est le bon matériau solide pour filtrer un effet Larsen pendant une performance ?

Pour répondre à cette sous-question, il est crucial de considérer les caractéristiques idéales du matériau filtrant. Tout d’abord, le matériau agit comme un filtre, chaque type ayant ses propres fréquences résonantes. Étant donné que l’effet Larsen amplifie la fréquence la moins résistante du système, un matériau qui ajoute une résistance modérée aura un impact minimal sur le son. En revanche, un matériau trop résistant, qui filtre trop de fréquences (comme un diapason), pourrait limiter le système à produire uniquement du silence ou une seule hauteur. Il est donc essentiel de trouver un matériau offrant un équilibre de résistance. Les variables à considérer incluent :

  1. Le type de composition (carton, bois, plastique, métallique, etc.).
  2. Les dimensions (taille et épaisseur).

Ces variables influencent la densité et la flexibilité de l’objet, ce qui affecte directement sa résistance filtrante.

Dans mes expériences précédentes, j’utilisais principalement du carton en raison de sa résonance, de son prix abordable, de sa portabilité et de sa capacité à être plié dans une sculpture. Cependant, le carton présente un inconvénient majeur pour une performance : il est trop flexible. Non seulement il manque de résistance pour créer une topographie sonore complexe, mais il perd également sa forme au fil du temps en raison de sa fragilité, ce qui diminue encore sa résistance initiale.

N’ayant pas la possibilité de tester tous les types de compositions et dimensions, je sélectionne cinq variations de planches à évaluer :

  • En plastique : 30cm x 40cm x 15mm (A)
  • En bois :
    • 200cm x 100cm x 10mm (B)
    • 120 cm x 90 cm x 15mm (C)
    • 140 cm x 20 cm x 15 mm (D)
  • En métal :
    • 120 cm x 70 cm x 2mm (E)

J’aurais préféré tester les matériaux de manière plus systématique, mais je suis limité par ce que j’ai pu trouver et transporter.

Pour les tester, je performe (sans public) Nodalings sur chaque surface, y compris l’instruction de revenir “pour observer les effets du temps et de la météo sur la topographie [sonore]” (Collins, 1976, p. 3). (La partition entière avec les instructions est incluse dans l’annexe.) J’utilise toujours les mêmes haut-parleurs mais, malheureusement, je dois remplacer l’amplificateur pendant que je testais la planche B en raison d’un échec électrique.

Voici mes observations sur chaque planche :

  • A : Très rigide. Facile à jouer avec, mais il n’y a que trois points de résonance et deux ou trois partiels qui sortent. Sensible à la température et à l’humidité.
  • B : Grande et flexible. Peut-être même trop souple car ce n’est pas très épais. Conduit à une topographie sonore vaste avec beaucoup de multiphoniques mais, pour pouvoir jouer avec, le niveau d’amplification doit être très faible et donc presque inaudible. Sinon, je n’arrive pas à filtrer grand-chose.
  • C : Assez rigide, avec quelques nœuds dans le bois qui créent des surprises intéressantes partout (des explosions soudain dans l’aigu). Sensible à la température et à l’humidité.
  • D : Vient d’un piano cassé. Le bois est lisse, résonant, et assez uniforme. Il y a quelques points de résonance seulement. Pas très jouable en raison de ses dimensions linéaires. Sensible à la température et à l’humidité.
  • E : Trop flexible. Supporte à peine le poids des haut-parleurs. Difficile de trouver des points résonants ou de changer la fréquence qui sort.

Je choisis la planche B parce qu’elle est la plus dynamique et car, à ma surprise, même la planche en plastique est susceptible de changements dû à la température et à l’humidité.

2. Quel est le bon geste pour changer la résonance d’un matériau solide pendant une performance tout en laissant les micros et les haut-parleurs immobile ?

Cette deuxième sous-question joue un rôle important dans la fabrication du système. Tout d’abord, il y a la question de la force. En dehors du changement de la température ou de l’humidité de la salle, ou de l’ajout ou de la suppression de matériau, il est nécessaire d’appliquer une force supplémentaire (c’est-à-dire une résistance accrue) pour modifier la résonance d’un matériau solide. Ainsi, pour obtenir une gamme dynamique suffisamment large, il est essentiel de pouvoir appliquer une force considérable tout en la contrôlant précisément à la fois spatialement et temporellement. De plus, le geste doit être suffisamment naturel pour que l’interprète ne se fatigue pas trop pendant la performance.

Mes premières tentatives demandent à l’interprète d’utiliser un geste à la main :

Ce geste demande, pour être efficace, soit A) un matériau extrêmement pliable (et donc peu résistant et moins intéressant comme filtre), comme le carton, en combinaison avec un niveau d’amplification faible, soit C) une force qui est difficile à maintenir pendant une longue période.

Après de nombreuses séances avec plusieurs interprètes, je trouve que la solution la plus pratique est de placer tout le système au sol afin que l’interprète puisse marcher ou autrement se déplacer dessus. De cette manière, il est possible d’appliquer une force maximale de manière précise, intuitive, facile et sans fatigue excessive, tout en interagissant avec un son fortement amplifié :

La seule chose à faire est de placer de petits morceaux de polystyrène sous les coins de la surface, en la surélevant de 1 à 2 cm. Cela évite que la planche ne soit étouffée par le sol. Il est également possible d’utiliser des poids pour cela, mais le polystyrène est plus stable.

3. Résultat

Voici un lien sur une vidéo d’une improvisation utilisant le système et le geste décrits ci-dessus :

YouTube player

Pendant cette improvisation, j’ajuste plusieurs fois l’amplification pour trouver le bon niveau. Il faut faire cela pour chaque interprète en fonction de leur poids car le niveau d’amplification est lié à la sensibilité du système (comme le remarque McLaughlin concernant les plans énergétique et spatial). Au début de mon improvisation, l’amplification est trop basse, conduisant à une énergie trop faible par rapport à la résistance et, donc, un manque de réactivité du système. À l’autre côté, si l’amplification est trop haute, l’énergie devient trop forte par rapport à la résistance, conduisant à une ou deux fréquence dominante. Pour utiliser les mots de Collins dans Nodalings, “l’effet Larsen doit être réglé juste au-dessus du niveau du seuil afin qu’il reste sensible” (Collins, 1976, p. 2).

Et voici quelques photos d’un autre interprète interagissant avec le système :

IV. Conclusion

Même si l’interaction avec l’effet Larsen filtré à travers un matériau solide entraîne certains défis, ce système permet une performance dynamique.

Je reviens maintenant à ma question de base : comment puis-je interagir avec un effet Larsen, filtré à travers un matériau solide, dans une performance sonore ? Après mes recherches, je peux conclure qu’en filtrant l’effet Larsen à travers une planche en bois raisonnablement pliable d’environ un mètre par un mètre, j’arrive à changer la résonance du filtre physique en temps réel en me déplaçant au-dessus grâce à mon propre poids et, donc, à interagir avec la boucle. Je précise que, pour que le système soit suffisamment sensible :

  • Les haut-parleurs doivent être placés sur des points très résonants.
  • Chaque microphone doit être rattaché sur le haut-parleur de l’autre boucle.
  • Le niveau d’amplification doit être bien réglé.
  • La planche doit être suspendue (par des morceaux de polystyrène) à 1 ou 2 cm au-dessus du sol.

Il y a plusieurs limitations sur l’usage de ce système. Notamment, les points de résonance se déplacent très vite en fonction de la météo. En plus, le niveau d’amplification n’est valable que pour une seule personne car ça dépend du poids du corps de l’interprète.

Il reste plusieurs questions pour les prochaines recherches. Par exemple, je n’ai pas exploré toutes les possibilités matérielles. Il faudra évaluer beaucoup plus de planches en d’autres compositions et d’autres dimensions. Il se peut qu’une planche métallique plus épaisse fonctionnerait mieux que celle en bois, et qu’elle serait moins sensible à l’environnement. Si c’est le cas, cela ouvrait la porte à une installation publique intéractive. Pour cela, il faudrait également trouver une solution concernant le réglage de l’amplification (comme noté ci-dessus). De plus, un domaine non exploré dans cette étude est la composition de partitions notées et précisées, qui nécessiterait soit un système de jeu plus reproductible, soit un système de notation plus flexible, soit les deux. Une autre possibilité très intéressante est la collaboration avec d’autres médias. Le geste que j’utilise crée déjà un lien entre le son et le mouvement. J’ai également commencé à explorer la possibilité de mélanger le système avec une vidéo interactive liée au son en envoyant le signal sonore dans Max/Jitter. Comme ça, je reviens à la représentation de formes tridimensionnelles.

Bien que le fait de jouer avec l’effet Larsen filtré à travers un matériau solide exige une attention particulière, il s’agit d’une forme d’interaction particulièrement riche. L’interprète ne se contente pas d’entendre les fréquences, il les ressent également, ajoutant son propre corps à la matérialité de la boucle.

Bibliographie

(Traductions les miennes.)

Author: Tom Gurin

Tom Gurin is an American composer, multimedia artist, and carillonist based in Switzerland. He was a 2023 laureate-resident at the Cité internationale des arts in Paris, and the 2021-2022 recipient of a joint Fulbright-Harriet Hale Woolley Award at the United States Foundation in Paris, where he completed residencies in both music and sculpture. He is a Fellow of the Belgian-American Educational Foundation. A graduate of the Royal Carillon School in Belgium, Gurin served as Duke University Chapel Carillonneur until summer 2021. He studied composition at Yale University, the École Normale de Musique de Paris, and privately with Allain Gaussin. He is currently a master’s student in electronic and multimedia composition at the Haute École de Musique de Genève. Contact him online here.